Figure de fracas, poète de la révolte, du refus et du dépassement de soi. Homme de combat et d’engagement, René Char aura marqué la poésie du XXe siècle (1907-1998). Privilégiant l’aphorisme, le fragment et l’apophtegme, sa poésie dit l’essentiel, retrouve ce nu perdu, déclare tous les retours amont pour faire l’éloge de l’insoupçonné.

«Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver.» Et la vie du poète est une succession d’empreintes. Des dates qui disent que l’homme, comme le préconisait Hölderlin (un poète selon le cœur de René Char), peut habiter poétiquement la terre. Et toute la poésie de ce géant de Provence ( Char est né dans le Vaucluse, à l’Isle sur Sorgue) prend racine dans la terre. À la fois parole tellurique et chant premier, l’œuvre entière du poète français est centrée sur l’homme et l’humain. «L’homme fuit l’asphyxie. L’homme dont l’appétit hors de l’imagination se calfeutre sans finir de s’approvisionner, se délivrera par les mains, rivières soudainement grossies.

L’homme qui s’épointe dans la prémonition, qui déboise son silence intérieur et le répartit en théâtres, ce second c’est le faiseur de pain», écrit René Char, dans Seuls demeurent, où le poème « Argument » préfigure la suite de la vie du poète lui-même. Un vécu qui n’est que l’illustration parfaite de la parole poétique. Entre Hypnos et Héraclite d’Ephèse. René Char s’est très tôt déclaré d’une famille d’auteurs qui en dit long sur ses choix humains. En vrac, il a habité les univers épars de Nietzsche, Heidegger, Hölderlin, Rilke, Proust, Héraclite, Empédocle, Eschyle, Mandelstam, Maïakovski, Akhmatova, Tsvétaïéva, Rimbaud, Melville, Poe, Kafka, Dostoïevski, Baudelaire, Lautréamont, Sade… Que des figures hantées, frappées du sceau de l’éternel. Tous ont poussé le creuset du verbe dans des sinuosités où la parole revêt son habit d’oracle. Très tôt, cette paternité est vérifiée dans le comportement : Char saccage un bar qui porte le nom de Maldoror (référence aux Chants de Maldoror de Lautréamont), consomme son divorce avec les surréalistes (Breton et Aragon en tête), dont il a très vite perçu l’avenir totalitaire et policier (On a toujours du mal à comprendre comment les auteurs de la Diane et de Nadja ont soutenu Staline, alors qu’ils savaient tout sur le Goulag !).

René Char prévoit le nazisme, le voit venir et quand la guerre éclate, il décide de poser la plume près de l’encrier et de porter le fusil, la besace et les brodequins. Il se fait maquisard, change son nom pour celui du guerrier Alexandre et devient hôte et souverain à Céreste. Il parcourt le Luberon, pas loin du Ventoux, déjoue les rets des soldats de Hitler, frôle la mort et à la libération, il refuse les honneurs, reprend sa plume et publie coup sur coup: Feuillets d’Hypnos, Recherche de la base et du sommet, Seuls demeurent, Retour Amont, le NU Perdu, Les Matinaux, Le poème pulvérisé, Fureur et Mystère, Dehors la nuit est gouvernée, À une sérénité crispée, Le rempart des brindilles, La nuit talismanique, voisinages de Van Gogh et plus tard, Les chants de la Balandrane et l’Eloge d’une soupçonnée.

Plus de 60 ans d’écriture, émaillée par les plus grandes prises de position qui soient : contre tous les génocides, contre le nucléaire, contre la barbarie et l’exploitation des hommes, contre la folie des uns et les convoitises des autres. Et toute sa vie, il aura tout refusé, du Prix Nobel aux honneurs officiels. Seule la poésie aura été souveraine et primale : «Dans nos ténèbres, il n’y a pas de place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté», écrit-il pour marquer les lisières entre l’essentiel et le futile.

Le Marteau sans maître
Pour René Char, toute la place est aussi celle de la poésie. De cet enracinement dans le verbe naît aussi la force du signe. Et là, Char étoffe la panoplie de ce qu’il appelle ses «Alliés substantiels ». Toute sa poésie a été enluminée par les plus grands peintres du XXe siècle, tous des amis plus ou moins proches. De Braque, à Miro, de Brauner à Giacometti, de De Staël à Vieira Da Silva, Picasso, Chagal, Balthus, Valentine Hugo, Zao-Wou-KI pour ne citer que ces quelques noms, la poésie de René Char donne toujours lieu à une deuxième forme d’écriture pour la représenter, lui donner un sens autre, qui vient s’ajouter à la profondeur initiale du premier.

De cet échange, de cette bi-paternité, Char laisse un livre testament : Recherche de la Base et du Sommet, un concentré sur tous ces alliés substantiels qui ont forgé l’enracinement du poète dans le vécu par le verbe. Et plus loin, comme c’est le cas pour sa filiation avec Héraclite et les Présocratiques, on le retrouve siégeant près de la Madeleine à la veilleuse de George de La Tour ou encore dans un des paysages de Nicolas Poussin. Dans ce choix de compagnons, Char est resté un poète libre, un chantre de la force de l’individu et du principe d’individuation tel qu’il a été développé par Friedrich Nietzsche dans la Volonté de Puissance. Dans ce sens, il aura été le premier poète au XXe siècle à ouvrir la voie à d’autres poètes solitaires, poètes de la marche vers l’être comme Saint-John Perse, Pierre Reverdy, Philippe Jaccottet ou Jacques Dupin, dont la poésie trace des volutes autour de l’Homme et en lance les contours indéfinis. Entre vœu de dépassement et volonté certaine d’agir, de peser sur le vécu, Char s’est érigé comme un colosse face à l’inéluctable.

Le Soleil des Eaux du poète
Son univers est peuplé de matinaux, d’hommes sortis droit de la forge du désir réalisé et demeuré désir, personnages pour qui l’amour reste toujours le premier venu, d’êtres scalpés par la foudre, et que l’éclair dure, silhouettes de vent et de soleil, visages de l’oubli et du pardon, aèdes de la dispersion, de l’émiettement, brindilles forgées en remparts. Quoi de plus normal pour celui qui a habité la Sorgue comme un ermite – pèlerin dont le bâton de nomade touchait le sol des incertitudes, pour en faire jaillir le sens. Celui du passage sur terre, qui n’aura de valeur que si l’homme plante ses racines aussi loin dans le limon pour que les branches flirtent avec le vent du ciel. Cette aptitude à tout transfigurer en beauté comme ces alchimistes qu’il a tant admirés : Paracelse et Lulle, leurs furolles où l’ordinaire devient de l’or, ce monde où l’impossible n’a pas droit de cité. René Char habite alors un pays qu’il a construit de toutes pièces. Il y a planté des noms, des situations, des actes et comme le Mont chauve et la fontaine du Vaucluse, il restera le poète du secret, du mystère et de la fureur, celui qui boit à la santé du serpent.

À l’occasion du centenaire de la naissance du poète René Char (1907-1988), Lettera Amorosa, l’un de ses poèmes majeurs, est réédité avec des illustrations du peintre et ami du poète George Braque. Dans un madrigal de Claudio Monteverdi, on sent une brûlure forcer la voûte du vécu: «il n’est plus une part de vous qui ne m’attache tout entier à elle par les forces invincibles de l’amour.» La lettre d’amour prend possession de son auteur et va vers son destinataire, dans un élan de feu. La lettre d’amour devient œuvre d’alchimiste avec les furolles et les vapeurs en moins. Le poète écrit et son testament et l’acte de sa naissance. Et une question décide de sa vie intégrale : hier, aujourd’hui et demain : «Pourras-tu accepter contre toi un homme si haletant? […] C’est un chagrin d’avoir, dans sa courte vie, passé à côté du feu avec des mains de pêcheur d’éponges […] Le rouge-gorge est arrivé, le gentil luthier des campagnes. Les gouttes de son chant s’égrènent sur le carreau de la fenêtre […] L’air que je sens toujours prêt à manquer à la plupart des êtres, s’il te traverse, a une profusion et des loisirs étincelants.» Mais un homme peut-il traverser le giron de son aimée sans y laisser son essence ? Impossible de faire ce cheminement dans les dédales de l’Autre sans vouloir le transmuer, le transfigurer ou au moins y imprimer quelques traces de qui nous sommes? Mais Char voudrait que ce parcours se fasse sans empreintes, comme un effleurement, profond, douloureux, acharné, belliqueux, mais sans marquer ni se faire marquer.

Le corps, ce premier-né
Dans le lit de la Sorgue, le visage du poète se reflète en images prismatiques et dans chaque reflet, il y a l’ombre de celle qui lit sur son genou comme dans un livre ouvert. «Rivière trop tôt partie, d’une traite, sans compagnon,/ Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.» Les natifs de la terre d’Éros, les irréductibles de la vie par l’Autre, dans l’Autre, pour l’Autre, mais en restant le garant de ce qui fait l’essence de soi. L’élan, d’un côté, mais aussi la nécessité de ne pas mourir : «Ne te courbe que pour aimer. Quand tu meurs tu restes debout» écrit le poète ailleurs. Dans la génuflexion, il n’y pas la moindre trace de soumission, mais d’égard pour sa passion propre.

Cette sacralité qui naît de l’acte d’aimer et confère à l’amant une lumière qui irradie et cible l’inconnu en nous. Courbure qui est aussi liberté : «à tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis», est-il écrit dans Feuillets d’Hypnos. Abondance viendra? Comme le titre de ce recueil de jeunesse où la pluie devient giboyeuse et le chemin des écoliers délivre Lola Abba des rets de l’oubli et de la mort. Et la lettre amoureuse s’érige devant le crâne de mort qui siège sur le genou de la Madeleine à la Veilleuse de George De La Tour. Elle est la parole finale, l’acte rédempteur.

La vie. C’est quoi la vie, alors? Rencontres, panoplie de visages, cœurs perdus, lacérés, aimés, nourris, assoiffés, sexes blessés et déchirés, et au bout l’on se doit de rester debout, même mort, comme l’arbre qui rend le dernier soupir verticalement. Entre les deux bouts, l’ivresse, comme Dionysos montant vers la colline une grappe de raisin dans une main et dans l’autre la promesse d’une cuisse et sa profondeur.

 

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