Continuel va-et-vient
Le philosophe allemand Friedrich Nietzsche fête avec nous, en cette fin août 2025, le 125ème anniversaire de sa disparition. Une occasion de rendre hommage à cet esprit libre qui a donné corps à l’une des pensées les plus rigoureuses de l’histoire de la philosophie.

Il y a plus de 125 ans, Friedrich Nietzsche avait dit ceci de prophétique: je serai lu à partir de 1900. Il se trouve que cette date a été celle de son décès. Comme pour tout ce qu’il a pensé et écrit, le père du Zarathoustra a vu juste. Comme pour l’une de ses grandes trouvailles philosophiques après l’Éternel retour, à savoir Amor Fati. Au cœur de cette pensée prophétique qu’est l’Amor fati, Friedrich Nietzsche pousse l’acuité plus loin pour introduire le principe de la mort dans ses nombreuses relations avec l’acceptation de la vie dans ces infinies manifestations et ramifications. Le philosophe procède par ce constat simple : tout ce que nous vivons, tout ce que nous voyons, tout ce que nous traversons, tout ce qui nous traverse, tout ce qui impacte nos existences, tout ce qui nourrit nos pensées et nos rêves, tout ce qui éveille nos désirs, tout ce qui enflamme notre imaginaire et notre imagination, tout ceci, un jour, va s’évaporer dans le silence.

Toute cette féerie d’images et de situations, avec toute sa cohorte de visages et de figures se mouvant en face de nous, tout ceci laissera la place à une sorte de vide rempli et nourri du souvenir et de la mémoire. Tout ceci nous dira pour toujours que vivre est un miracle qui se renouvelle, au-delà de la fin, au-delà de toute mort apparente des êtres et des choses. «La pensée de la mort, écrit Friedrich Nietzsche dans «Le Gai savoir» – J’éprouve une joie mélancolique à vivre au milieu de cette confusion de ruelles, de besoins et de voix : combien de jouissances, d’impatiences, de désir, combien de soif de la vie et d’ivresse de la vie, viennent ici au jour à chaque moment ! Et bientôt cependant le silence se fera sur tous ces gens bruyants, vivants et joyeux de vivre ! Derrière chacun, se dresse son ombre, obscure compagnon de route ! Il en est toujours comme du dernier moment avant le départ d’un bateau de migrants : on a plus de choses à se dire que jamais, l’océan et son vide silence attendent impatiemment derrière tout ce bruit, – si avides, si certains de leur proie ! Et tous, tous s’imaginent que le passé n’est rien ou que le passé n’est que peu de chose et que l’avenir prochain est tout : de là cette hâte, ces cris, ce besoin de s’assourdir et de s’exploiter ! Chacun veut être le premier dans cet avenir, – et pourtant la mort et le silence de la mort sont les seules certitudes qu’ils aient tous en commun ! Comme il est étrange que cette seule certitude, cette seule communion soit presque impuissante à agir sur les hommes et qu’ils soient si loin de sentir cette fraternité de la mort ! Je suis heureux de constater que les hommes se refusent absolument à concevoir l’idée de la mort et j’aimerais bien contribuer à leur rendre encore cent fois plus digne d’être pensée l’idée de la vie.»

De fait, l’idée de la vie n’est concevable sans l’idée de la mort. L’une découle de l’autre. L’une est le début et la fin de l’autre, dans un éternel recommencement, avec tous les aspects apparents et secrets de nos vies, dans leurs insoupçonnables richesses. Aimer vivre, aimer sa vie de telle sorte qu’on voudrait la revivre ad infinitum nous fait également aimer l’heure de notre mort puisqu’elle ouvre sur un nouveau départ, un nouveau cycle de vie, avec toute la promesse de sentir et de savourer les instants et les heures dans leur écoulement giratoire vers leur point de départ.
Friedrich Nietzsche évoque dans ce fragment la fraternité de la mort, qui devient dans cette approche de la vie un réceptacle renouvelé de la promesse de vies renouvelées et renouvelables, à l’infini, dans un cycle qui reprend ce miracle du vivant pour en faire l’essence même de nos existences qui réfléchissent l’idée de la vie avec amour et avec dignité.

L’Homme devient le garant de cette alliance entre les deux naissances, entre l’amorce et le déclic recommençant le cycle, à l’infini. Vivre décrit à chaque instant cette révolution de la vie sur toutes ses temporalités pour lui redonner un élan nouveau, dans une nouvelle marche vers le devenir de l’Homme, d’une vie à l’autre. La mort n’est alors qu’un point vite dépassé par l’instinct de vivre.
C’est exactement cela le propos de Friedrich Nietzsche quand il allie l’idée de la mort à l’Amor fati et à l’Éternel retour du même, deux concepts fondateurs de son approche de la vie et de l’Homme.
Changer de constitution, à la fois physique et mentale, est l’une des plus fondamentales exigences de cet Homme qui a réussi dans l’acceptation de la vie d’allier tous les débuts à toutes les fins dans un concentré de volonté puissante tendant vers l’accroissement de la force, vers plus d’acuité dans la vision et surtout une solidité à toute épreuve, née de cette foi en soi-même, fruit d’un long cheminement intérieur vers sa quintessence : «La foi en soi-même, explique Friedrich Nietzsche – Il y a en général peu d’hommes qui aient la foi en eux-mêmes ; – et parmi ce petit nombre les uns apportent cette foi en naissant, comme un aveuglement utile ou bien un obscurcissement partiel de leur esprit – (quel spectacle s’offrirait à eux s’ils pouvaient regarder au fond d’eux-mêmes !), les autres sont obligés de se l’acquérir d’abord : tout ce qu’ils font de bien, de solide, de grand commence par être un argument contre le sceptique qui demeure en eux : il s’agit de convaincre et de persuader celui-ci, et pour y parvenir il faut presque du génie. Ces derniers auront toujours plus d’exigences à l’égard d’eux-mêmes.».

Cette exigence qui met tout à l’épreuve. Toutes les manifestations du vivant passent au crible de cette foi en soi-même. L’amour, le désir, le plaisir, la volonté, le dépassement, le risque, le danger, la menace, l’inconnu, les ombres et la lumière, qui, elle, prend racine au cœur de l’individu qui sait qu’il chemine immanquablement, malgré les rets, malgré les impasses, malgré les pièges, vers son destin. Une confiance éclairée en soi-même nourrie par le pathos de la vie, dans une catharsis renouvelée, passant d’un palier à l’autre, ouvrant le champ des possibles sur les hauteurs de l’esprit, là où seul le génie humain peut affronter les intempéries et les aléas de ce monde. L’homme nouveau, qui a acquis sa toute-puissance au terme d’une pèlerinage des plus périlleux, après un combat âpre contre les contingences mesquines de ce monde, sait désormais que c’est son cheminement qui remplit ici sa fonction de persuasion face au doute et aux hésitations, qui achèvent souvent de renvoyer une majorité d’humains loin dans les méandres du scepticisme à leur propre égard, pensée fatale qui annihile tout élan vers le devenir de soi. Car il suffit de laisser une chance au doute sur ses propres qualités et son propre génie pour voir fondre sur soi toutes les bêtes immondes de l’inaccomplissement de soi, dans l’adversité la plus farouche.

C’est cela atteindre à un constant état d’âme vivant dans de hautes sphères, loin de la bassesse ambiante et des marécages hésitants de la plèbe. «État d’âme élevé, nous dit le philosophe, dans «Le Gai savoir» – Il me semble que, d’une façon générale, les hommes ne croient pas à des états d’âmes élevés, si ce n’est pour des instants, tout au plus pour des quarts d’heure, – exception faite de quelques rares individus qui, par expérience, connaissent la durée dans les sentiments élevés. Mais être l’homme d’un seul sentiment élevé, l’incarnation d’un unique, grand état d’âme – cela n’a été jusqu’à présent qu’un rêve et une ravissante possibilité : l’histoire n’en donne pas encore d’exemple certain. Malgré cela il se pourrait qu’elle mît un jour au monde de tels hommes, – cela arrivera lorsque sera créée et fixée une série de conditions favorables, que maintenant le hasard le plus heureux ne saurait réunir. Peut-être que, chez ces âmes de l’avenir, cet état exceptionnel qui nous saisit, çà et là en un frémissement, serait précisément l’état habituel : un continuel va-et-vient entre haut et bas, un sentiment de haut et de bas, de monter sans cesse des étages et en même temps de planer sur des nuages.

 

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