Prudence
La longévité ne se lit pas dans le sang : elle s’écrit chaque jour dans le rapport entre notre génome et nos choix.
Depuis toujours, l’Homme s’interroge sur les secrets d’une longue vie : génétique, milieu, habitudes… et maintenant : le sang. Une assertion circule depuis peu : un professeur allemand, Gerhard Müller, de l’Institut de Bio gérontologie, aurait observé pendant vingt-cinq ans que chaque groupe sanguin engendrerait un métabolisme distinct, lequel déterminerait la vitesse à laquelle notre corps «s’use». Selon lui, certains groupes sanguins seraient comme un moteur diesel, lent mais endurant ; d’autres, comme une voiture de sport : rapides, mais fragiles. La promesse est séduisante : connaître son groupe sanguin pour adapter sa stratégie de vie et vivre centenaire. Mais qu’en dit vraiment la science ?
Les grandes cohortes génétiques confirment que le système ABO n’est pas neutre : il module légèrement certains risques médicaux. Des méta-analyses ont montré que les personnes de groupe O présentent, en moyenne, des taux plus faibles de facteur VIII et de vWF, protéines impliquées dans la coagulation. Résultat : elles saignent un peu plus facilement, mais souffrent moins de thromboses veineuses ou d’infarctus. À l’inverse, les groupes A, B et AB ont un sang plus «épais», plus prompt à la coagulation, d’où un sur-risque modéré d’événements cardiovasculaires. Dans une vaste étude iranienne menée sur plus de 50.000 personnes, les non-O avaient 9% de mortalité globale en plus et 15% de mortalité cardiovasculaire en plus que les O. Ces chiffres existent, mais restent modestes : une différence statistique, pas un destin biologique.
Le lien entre groupe sanguin et infections est mieux documenté : le O serait plus sensible au choléra, certaines souches de norovirus ciblant préférentiellement les antigènes O présents dans la muqueuse intestinale. D’autres travaux suggèrent que le groupe A pourrait favoriser certaines formes de cancer gastrique en raison d’interactions avec Helicobacter pylori. Ces relations existent, mais ne suffisent pas à écrire le scénario d’une vie.
Quant à la longévité pure, les études s’accordent : aucune preuve solide ne montre que les A meurent plus jeunes que les O ou que les B vivraient plus longtemps. En Chine, une étude sur des centenaires n’a trouvé aucune corrélation significative entre groupe ABO et espérance de vie. Des analyses menées aux États-Unis, en Europe, en Corée aboutissent à la même conclusion : l’effet du groupe sanguin s’efface derrière ceux du mode de vie, de l’alimentation, de la pollution ou de la génétique complexe du vieillissement.
La théorie de Müller, séduisante par son imagerie de moteurs et de métabolismes, va plus loin : elle propose une typologie des modes de vie selon le groupe sanguin. Le O, dit-il, serait l’héritier des chasseurs : bâti pour la viande, les graisses et l’effort physique ; il vivrait très vieux s’il évite les glucides modernes, mais s’effondrerait sous le pain et le sucre. Le A, plus fragile au stress, s’épanouirait dans le végétarisme et la sérénité ; la viande serait pour lui un poison digestif. Le B, omnivore et adaptable, serait menacé par l’hyperréactivité immunitaire: diabète, sclérose en plaques, arthrite. Quant au AB, le plus rare, il serait un mélange complexe de A et B, condamné à chercher perpétuellement l’équilibre. En somme : chaque groupe aurait sa stratégie, sa faiblesse, sa voie vers les cent ans.
Sur le plan scientifique, ces portraits relèvent davantage de la métaphore que de la preuve. Aucune publication indexée n’a validé la corrélation entre groupe sanguin et type de métabolisme. Les analyses métabiologiques les plus récentes – celles de Harvard ou de Stanford – ont certes mis en évidence des profils de métabolites associés à la longévité, mais aucun n’est directement déterminé par les antigènes A, B ou O. L’idée que le groupe O serait «ancestral» et donc adapté à la chasse est une hypothèse anthropologique dépassée : les études génétiques modernes montrent que les groupes A et B sont apparus il y a des centaines de milliers d’années, bien avant l’agriculture. Autrement dit, ces catégories «chasseur» et «agriculteur» n’ont aucune base dans la biologie du sang.
Quant aux régimes «selon le groupe sanguin», ils ont été testés. En 2014, une vaste revue systématique publiée dans l’American Journal of Clinical Nutrition a conclu qu’aucun effet bénéfique n’était observé lorsque les participants suivaient le régime attribué à leur groupe. Les améliorations constatées (poids, cholestérol, glycémie) provenaient du contenu du régime — plus de végétaux, moins de produits transformés — et non du groupe sanguin. Les associations médicales, de la Mayo Clinique à Harvard Health, mettent désormais en garde : ces régimes sont séduisants mais scientifiquement vides.
Cela ne veut pas dire que tout est à jeter. Le groupe sanguin est un marqueur biologique utile : il influence les besoins transfusionnels, la compatibilité materno-fœtale, la coagulation, parfois la réponse immunitaire. Mais c’est un facteur parmi des centaines, pas une clé métabolique. Croire qu’un O mourra plus jeune s’il mange des pâtes, ou qu’un A sera sauvé par le tofu, c’est confondre biologie et astrologie moléculaire. La longévité ne se lit pas dans le sang : elle s’écrit chaque jour dans le rapport entre notre génome et nos choix.
La véritable découverte de Müller, si l’on veut lui en reconnaître une, serait peut-être symbolique : «le groupe sanguin ne définit pas votre destin, mais votre stratégie». En d’autres termes : connaître ses fragilités pour mieux les contourner. Sur ce point, la science approuve. Chaque être humain porte un ensemble unique de prédispositions : cardiovasculaires, métaboliques, psychiques. Identifier ses points faibles – stress chronique, inflammation, alimentation inadaptée – et agir dessus, voilà la seule stratégie universelle. Que l’on soit A, B, AB ou O, ce sont les mêmes leviers : manger équilibré, bouger, éviter le tabac, cultiver la paix intérieure. Les centenaires de Sardaigne ou d’Okinawa n’ont pas un groupe sanguin magique ; ils ont une cohérence entre leur mode de vie et leur environnement.
Pour un lecteur marocain ou africain, la prudence s’impose encore plus. Les inégalités d’accès aux soins, la pollution, la nutrition, les stress socio-économiques pèsent infiniment plus que la lettre inscrite sur la carte de groupe. Les études locales sur la longévité selon ABO manquent, et l’idée de fonder des politiques de prévention sur le sang plutôt que sur les déterminants sociaux de santé serait une illusion. En revanche, la curiosité que suscite ce type d’hypothèse a une vertu : elle rappelle que la longévité n’est pas seulement une question d’années, mais d’équilibre entre biologie, comportement et environnement.
En définitive, le sang raconte une part de nous, pas notre avenir. Il porte la mémoire de l’espèce, pas le calendrier de notre mort.
Croire qu’un code ABO peut dicter le rythme de nos jours, c’est oublier que la vie humaine dépasse ses molécules. La science moderne, elle, nous le redit : nous ne sommes pas les prisonniers de notre type, mais les artisans de notre santé. Et si l’on cherche un moteur durable, il ne bat pas seulement dans nos veines, mais dans la manière dont nous choisissons chaque jour de les faire vivre.





