Poésie
Saint-John Perse est l’une des voix les plus oraclesques de la poésie moderne. Son recueil Anabase est l’un des chefs-d’œuvre de l’histoire de la poésie humaine. Un dictionnaire de son œuvre vient d’être publié réunissant tout un vocabulaire poétique qui célèbre l’humain.

Dans toute l’œuvre de Saint-John Perse la poésie est portée dans des sphères divines. Il y a dans cet univers quelque chose d’élevé, d’éthéré, qui voltige au-dessus des contingences humaines pour draper le verbe d’une alchimie particulière.
C’est à Saint-John Perse que l’on doit cette belle définition du pourquoi de l’écriture : «À la question toujours posée «Pourquoi écrivez-vous ?», la réponse du poète sera toujours la plus brève : «Pour mieux vivre.»». Et on ne peut mieux vivre que par l’amour, par le don de soi, par la disponibilité à aimer et à recevoir l’âme du monde, ce spiritus mundi si présent dans l’œuvre du grand poète. Dans «Amers», on lit ces vers qui en disent long sur cette disponibilité d’être au monde et à la vie: «Tu es là, mon amour, et je n’ai lieu qu’en toi. J’élèverai vers toi la source de mon être, et t’ouvrirai ma nuit de femme, plus claire que ta nuit d’homme ; et la grandeur en moi d’aimer t’enseignera peut-être la grâce d’être aimé. Licence alors aux jeux du corps ! Offrande, offrande, et faveur d’être ! La nuit t’ouvre une femme : son corps, ses havres, son rivage ; et sa nuit antérieure où gît toute mémoire. L’amour en fasse son repaire !». Toute une mémoire qui doit pourtant s’oublier, car cet homme a aussi dit un jour qu’il ne faut jamais revenir là où nous avons été un jour heureux. Pourquoi ? Pour garder intact le souvenir. Pour ne pas dénaturer la mémoire et sa beauté. C’est cela la poésie, comme la définit Saint-John Perse : «La poésie c’est le luxe de l’inaccoutumance, seule l’inertie est menaçante ». L’immobilité face à un monde ouvert, face à l’étendue du vivant qui appelle à l’action, qui invite à marcher, à aller, sans destination aucune, mais prenant tous les chemins possibles pour forcer l’inconnu à se révéler tout en gardant tous ses secrets. Oui, marcher, jusqu’à toucher les neiges de la vie, comme dans le recueil qui porte ce titre d’une blancheur immaculée: «Et puis vinrent les neiges, les premières neiges de l’absence, sur les grands lés tissés du songe et du réel ; et toute peine remise aux hommes de mémoire, il y eut une fraîcheur de linges à nos tempes. Et ce fut au matin, sous le gel gris de l’aube, un peu avant la sixième heure, comme en un havre de fortune, un lieu de grâce et de merci où licencier l’essaim des grandes odes du silence». Absence et silence, dans l’étendue blanche de la mémoire qui se souvient et oublie d’un seul tenant. C’est cela aussi l’un des paysages poétiques de Saint-John Perse, qui a chanté l’été, la mer, les îles, les vagues, le sable, les montagnes, l’azur, l’errance avec tout autour tout l’océan de l’oubli : « J’ai rêvé, l’autre soir, d’îles plus vertes que le songe… », nous dit le poète dans le sublime «Amers», où il faut lire : âme et mer. Mais oubli ne veut en aucun cas dire douter de ce que l’on est et de ce que l’on a vécu, comme le poète le répète lors du banquet de la nuit où il a reçu le prix Nobel de littérature en 1960: «Ne crains pas, ni ne doute, car le doute est stérile et la crainte est servile. Écoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création».
Le poète continue de nous conter sa nuit d’amour et de passion pour ce qui fait couler le sang dans nos veines et ce qui fait de nous des privilégiés d’avoir cette chance d’être ici et maintenant, ce hic et nunc qui doit faire de chacun de nous un voyage unique ici-bas: «Et toute la nuit, à notre insu, sous ce haut fait de plume, portant très haut vestige et charge d’âmes, les hautes villes de pierre ponce forées d’insectes lumineux n’avaient cessé de croître et d’exceller, dans l’oubli de leur poids. Et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. La part que prit l’esprit à ces choses insignes, nous l’ignorons». C’est pour cette raison, et pour garder cette part de mystère au monde que le poète nous dit que lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il appartient au poète de relever là le métaphysicien. C’est le cas d’un autre poète contemporain de Saint-John Perse, un poète de la grandeur humaine et de la résistance, René Char, qui a donné à la métaphysique une place de choix dans toute son œuvre, comme un signalement de cet inconnu, de cet esprit du monde qui doit être toujours à réinventer tout en lui gardant toute son aura de mystère et d’émerveillement. Et de fait, l’auteur du sublime «Anabase» est un métaphysicien unique dans sa perception du monde : «Nul n’est surpris, nul n’a connu, au plus haut front de pierre, le premier affleurement de cette heure soyeuse, le premier attouchement de cette chose fragile et très futile, comme un frôlement de cils. Sur les revêtements de bronze et sur les élancements d’acier chromé, sur les moellons de sourde porcelaine et sur les tuiles de gros verre, sur la fusée de marbre noir et sur l’éperon de métal blanc, nul n’a surpris, nul n’a ternie », nous confie le poète, qui donne ici une vie autre au minéral si présent dans toute son œuvre. Il en constitue à la fois l’ossature et le socle. Il est en le pilier sur lequel on peut édifier tout un monde fait d’arbres et de forêts incertaines, d’algues marines et de coquillages, tels des pétroglyphes jonchant tous les rivages du cœur: « Cette buée d’un souffle à la naissance, comme la première transe d’une lame mise à nu… Il neigeait, et voici, nous en dirons merveilles : l’aube muette dans sa plume, comme une grande chouette fabuleuse en proie aux souffles de l’esprit, enflait son corps de dahlia blanc. Et de tous les côtés il nous était prodige et fête. Et le salut soit sur la face des terrasses, où l’Architecte, l’autre été, nous a montré des œufs d’engoulevent ! ». C’est ainsi que le poète se mue en architecte de mondes épars qui se font et se défont au gré de la mémoire de celui qui vit et qui oublie pour mieux revivre. C’est en somme une sorte de testament pour le poète qui nous dit ceci en guise d’au revoir: « À présent laissez-moi, je vais seul.
Je sortirai, car j’ai affaire : un insecte m’attend pour traiter. Je me fais joie du gros œil à facettes : anguleux, imprévu, gros comme le fruit du cyprès.
Ou bien j’ai une alliance avec les pierres veinées-bleu : et vous me laissez également, assis, dans l’amitié de mes genoux».

 

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